Les paysages tissés de Caroline Karenine nous plongent dans une cartographie morcelée des lieux qui la hantent à partir de son enfance et jusqu’à aujourd’hui. Elle imagine des assemblages organiques de fragments de porcelaine, de papiers et de fils. Les figures humaines des débuts disparaissent peu à peu au profit d’une abstraction poétique que l’artiste avoue inspirée par l’impressionnisme et l’art des estampes asiatiques. Les jeux de tissages et de perforations de la matière, fonctionnent comme autant de coups de pinceaux.
Mi-Ariane, mi Pénélope, l’artiste et ses fils révèlent la puissance du temps comme guide et l’enjeu de la rencontre, comme en témoigne le processus créatif qu’elle met en place. En effet, elle confère une place particulière à la méditation et principalement à la marche. Elle se nourrit des couleurs et des formes qu’elle observe dans la nature, cette notion de rencontre fortuite est pour l’artiste intrinsèquement liée au vivant. Elle tisse ensuite le papier pour mieux le marquer, en garder la trace. Les paysages imaginés par Caroline Karenine, sont des artefacts de ces périples passés. Elle se plaît à travailler avec des papiers qu’elle récupère et chine lors de ses voyages, en respectant toujours des circuits courts de production. De nombreuses de ces œuvres sont réalisées avec des papiers qui sont conçus près de chez elle, dans le village de son enfance, comme le papier chiffon par exemple. Son rapport au papier est quasi charnel. Chaque feuille qu’elle soit utilisée pour elle-même, brodée ou simplement percée, fonctionne comme une mue. Une couche de protection est nécessaire. Cette notion de soin qui apparaît en filigrane dans la démarche de l’artiste au fils des ans, prend une tournure particulière avec le recours depuis 2022 à la céramique biscuit. L’élément sculpté surgit sous formes de galets plats ou de pores de la peau. Qu’il soit percé ou déposé comme une seconde peau entre la feuille et le fil, l’élément naturel resurgit et donne l’illusion de soutien, parfois fragile. Les couleurs auxquelles elle a recours sont toujours organiques, et rendent ainsi vivante la matière.
En 2023, un second tournant s’opère dans la démarche de l’artiste et va accélérer cette idée du vivant. Morcelés, fragmentés, les souvenirs de paysages de Caroline Karenine reprennent vie, au moment où elle décide de quitter la 2D pour la 3D et imagine alors des installations. Le regardeur, par l’expérience du mouvement, d’une déambulation autour de l’œuvre, est comme plongé dans le paysage. Le changement de volume induit un mouvement du corps et transforme le regard. Nous voilà au sein du labyrinthe avec Thésée. Cependant ici pas d’angoisse due à la perte de nos repères. Une intrigante quiétude se dégage de ces œuvres. L’artiste, nous guide pour retrouver notre chemin, nous plonger dans nos propres souvenirs. Nos cartographies s’emmêlent et se confondent sans jamais se heurter, ni se contaminer.
Cette magicienne aux doigts de fée, imagine une fragile utopie, dans laquelle le temps d’un souvenir d’un lieu reste figée sans en définir les contours définitifs et précis. D’un souvenir personnel, il devient celui de tous. Seuls points de repère sur cette cartographie, les titres des œuvres. Tels des indices, ils révèlent une saison, un moment ou un lieu, ainsi Jour de pluie (2023), Première neige (2023), Balade en forêt (2023).
Les choix de matériaux et de composition offrent des jeux de transparence et de lumière, qui reflètent un temps spécifique, celui de l’oubli. La céramique quant à elle devient une respiration, là où le fil abonde et suture. Signe que l’exercice de la mémoire peut être parfois endolori ou cruel. Les volumes que l’artiste imagine deviennent des nids. Dans l’œuvre Première neige, le paysage qu’elle propose, via une savante composition entre vide et plein semble protégé malgré sa fragilité.
La vulnérabilité qui se dégage des œuvres de l’artiste est une invitation à la contemplation et à repenser notre rapport au temps. D’œuvres en œuvres Caroline Karenine nous délivre une balade au sein de réminiscences de paysages tissés. Elle en redessine les contours des souvenirs qui s’effacent et apaisent ainsi l’expérience violente de l’oubli.
Texte de Madeleine Filippi.